Atelier Développement humain
Dans le cadre de la démarche de WePlanet France – Les Ecohumanistes basée sur une approche scientifique, et des travaux sur les piliers fondamentaux que sont le développement humain, la biodiversité et le climat, l’association mène des réflexions visant à mieux comprendre les prérequis pour assurer le développement humain.
Ainsi, une première table ronde s’est tenue sur ce sujet le 27 janvier 2023 avec trois experts :
FABRICE MURTIN, Chef de la Recherche, Modélisation et Analyse Avancée à l’OCDE, Centre pour le bien-être, l’inclusion, la soutenabilité et l’égalité des chances
ANTOINE FLAHAULT, Médecin épidémiologiste, professeur de santé publique à l’Université de Genève et directeur de l’Institut de santé globale à la faculté de médecine de l’Université de Genève
NOLWEN HENAFF, Economiste, chargée de recherche sur les questions d’éducation à l’IRD/CEPED
Des éléments de cadrage pour les travaux futurs du think tank
A l’occasion de cet atelier, les intervenants ont été invités à échanger sur les axes suivants :
- Etat des lieux du développement humain au niveau global tout d’abord, puis plus spécialement des avancées ou blocages en santé et éducation, et questionnement des indicateurs ;
- Évaluation des éléments insuffisamment pris en compte aujourd’hui : inventaire des déterminants et des caractéristiques de santé et d’éducation et identification des angles morts des politiques publiques actuelles.
- Quelle compatibilité est possible entre les objectifs de développement durable et ceux de stabilisation du climat et de sauvegarde de l’environnement ?
- Identification des axes à prioriser pour améliorer la santé et l’éducation.
Sur cette base, plusieurs éléments de cadrage ont été définis pour les travaux futurs du think tank :
Le bilan du développement humain dans le monde (hors années Covid-19) est globalement positif, en dehors de certaines zones d’ombres dont font partie l’accroissement des inégalités et les problématiques d’éducation. Cependant, les progrès constatés ne sont ni linéaires ni irréversibles. Il s’agit d’équilibres très fragiles qui vont devoir faire face à des défis importants dans les années à venir. En effet, le passage de 2 milliards d’êtres humains en 1950 à 8 milliards aujourd’hui crée une tension considérable sur la planète et les écosystèmes, et les problèmes de santé comme les pandémies, les risques de famine, d’inégalités, d’insécurité et d’éducation se produisent de plus en plus souvent et ont des répercussions de plus en plus larges. Nous revenons ci-après sur les défis en matière d’éducation et de santé.
L’éducation
En ce qui concerne l’éducation, le bilan est mitigé. Ces dernières décennies ont été marquées par un phénomène de massification partout dans le monde avec un nombre d’étudiants et des durées d’études qui n’ont jamais été aussi élevés. Mais dans le domaine de l’éducation, la quantité ne suffit pas, qualité et égalité sont aussi cruciales. Or, ces deux dernières caractéristiques sont insuffisamment étudiées.
L’exemple de la France est flagrant : pour chaque cohorte d’âge, ⅓ des personnes font des études supérieures et ⅓ sortent du système scolaire sans aucune formation. Les conséquences sociales de ces inégalités sont très difficiles à résorber et induisent des déséquilibres socio-économiques sur le long terme. De la même façon, la qualité de l’éducation doit être étudiée afin de résoudre le problème de la baisse des niveaux.
Un système d’éducation efficient, un enjeu pour le bon fonctionnement des démocraties
Des systèmes d’éducation efficients sont cruciaux tant pour le développement individuel des populations que pour celui de la société tout entière. Ils apportent notamment :
- Le développement de l’esprit critique ;
- Le bon fonctionnement du mécanisme de mobilité sociale ;
- L’émergence d’innovations et de croissance du niveau de vie.
Mais afin de jouer pleinement leur rôle, les études ne doivent pas se limiter à n’être qu’une formation professionnelle au sens strict et doivent permettre aussi d’apprendre à apprendre.
Premièrement, la révolution digitale est à la fois une opportunité et un risque qui devraient appeler à réorienter les choix d’éducation et de formation : l’accent mis sur l’apprentissage des savoirs semble ainsi moins crucial en raison de cette nouvelle disponibilité immédiate de toutes les connaissances, en revanche, l’esprit critique et d’analyse doivent être développés afin de permettre aux individus de faire le tri. Échouer au développement de ces capacités de réflexion et de hauteur de vue serait un véritable péril pour les démocraties.
Ensuite, les systèmes d’éducation doivent être adaptables et suffisamment flexibles pour prévoir les futurs besoins de compétences et former des gens qui sauront être polyvalents et s’adapter au marché du travail de demain. Il est donc important d’orienter l’éducation vers l’acquisition de talents humains, des savoirs faire et des savoirs êtres comme les capacités analytiques, de créativité, etc. tout en permettant la poursuite de la formation tout au long de la vie.
Eu égard au rôle fondamental de l’éducation et des connaissances dans l’économie, dans la mobilité sociale et dans la bonne marche des sociétés, le fonctionnement de l’école et de la formation professionnelle sont donc prioritaires.
Quels sont les leviers pour améliorer les systèmes éducatifs ?
Plusieurs angles peuvent être travaillés. Par exemple, le niveau socio-économique parental a un impact déterminant sur le parcours des élèves et peut nécessiter d’adapter les méthodes d’éducation. La massification de l’accès à l’éducation a été réalisée sans ce type d’analyse préalable et des élèves sont entrés dans le système scolaire sans que l’on sache comment les accompagner efficacement ou comment gérer un nombre d’élèves plus important, venant d’horizons socio-économiques différents tout en maintenant le niveau. Ce manque d’anticipation a conduit à la baisse de niveau évoquée plus haut avec des élèves en difficulté qui ont pourtant pu passer d’une classe à l’autre et se retrouvent en décrochage scolaire par exemple en France.
Ensuite, les ressources allouées et la façon dont elles sont utilisées sont également cruciales pour améliorer les systèmes d’éducation. Afin d’optimiser ces choix budgétaires, l’accent doit être mis sur la recherche et la collecte de données. En effet, celles-ci manquent ou sont difficiles d’accès, endant les comparaisons internationales délicates et le pilotage des politiques d’éducation complexe. Il faudrait donc des enquêtes dédiées au monde de l’éducation afin de combler ces lacunes. D’une manière générale, une réflexion doit être menée sur les points suivants : reconnaissance sociale et formation des enseignants et rôle des chefs d’établissements, mise en place d’un climat social apaisé dans les établissements, taille des classes, programmes, justice sociale, etc.
Des points d’attention à surveiller
Ces réflexions pour réorienter l’éducation et proposer des parcours de formation qui préparent réellement les élèves au monde dans lequel ils vivront nécessite un temps long. Les politiques décidées actuellement s’appliqueront aux nourrissons de demain et porteront leurs fruits des années plus tard, quand ils entreront sur le marché du travail. Ce temps long est aujourd’hui un véritable frein à la prise en main de ce sujet par les représentants politiques dont les mandats s’inscrivent sur des temps courts. Il est impératif de sortir de ces contraintes temporelles pour pouvoir proposer des réformes en profondeur, réellement efficaces qui permettent à la société de compenser les inégalités socio-économiques des élèves et réduire cette part d’élèves qui sortent du système sans formation.
La tentation de laisser le privé prendre plus de poids sur ce secteur est alors grande. Cependant, la privatisation de l’éducation comporte un risque de perte de contrôle sur la qualité et sur l’orientation et les méthodes pédagogiques ; de plus, on peut s’interroger sur la pérennité de ces systèmes en cas de manque de rendement ou de crise. Des inquiétudes comparables apparaissent au sujet de la décentralisation de l’éducation : si celle-ci peut être utile pour s’adapter aux besoins locaux, elle risque d’entraîner des disparités et des inégalités spatiales. Des gardes-fous doivent donc être trouvés à l’aide de moyens de contrôle de la qualité de l’enseignement.
La santé
Dans le secteur de la santé, des améliorations importantes ont eu lieu ces dernières décennies partout dans le monde: amélioration de l’espérance de vie et réduction de la mortalité infantile, mais des inégalités majeures, entre pays riches et pays pauvres mais aussi au sein des pays, restent à traiter.
Ainsi, dans une vingtaine de pays de l’OCDE, il a été calculé qu’à l’âge de 25 ans, la différence d’espérance de vie entre les diplômés du supérieur et ceux qui ont un faible niveau d’éducation est de 8 ans pour les hommes et 4 ans pour les femmes. On considère que, grâce au progrès médical, l’humanité gagne une année d’espérance de vie tous les 4 ans ; cet écart d’espérance de vie correspondrait donc à un écart de soin de 32 ans pour les hommes, 16 ans pour les femmes !
Les déterminants de santé
Les grands déterminants de la santé ne sont pas médicaux. Il s’agit :
- Des déterminants sociaux et des inégalités sociales, notamment l’éducation ;
- Des systèmes de couverture sociale et des politiques de santé : en l’absence de couverture sociale généreuse, les individus ont tendance à renoncer aux soins et parviennent aux services de santé porteurs de pathologies plus lourdes et donc plus difficiles et onéreuses à traiter ; une politique de santé se conçoit selon un volume de dépenses mais aussi l’efficience des dépenses engagées ;
- De l’environnement : le dérèglement climatique et la perte de biodiversité entraînent de nouveaux risques sur la santé tels que la multiplication des pandémies ou l’apparition de nouvelles inégalités ;
- Des comportements de santé (alcool, tabagisme, absence ou non recours aux programmes de dépistage, etc.). Ces comportements ne sont pas liés aux inégalités sociales. Il a par exemple été démontré que parmi les femmes victimes de l’alcool, une plus grande proportion avait un niveau d’éducation élevé.
Les leviers sur lesquels agir
Dans ce cadre, le principal levier d’action est la prévention.
Or les politiques de prévention nécessitent une vision à long terme, car leurs effets sont mesurables bien après leurs mises en place. En France, ce temps nécessaire, incompatible avec les agendas électoraux, n’est pas considéré et les politiques de prévention insuffisamment investies. Ces lacunes sont également liées aux comportements et au contexte culturel. Par exemple en France, de nombreux programmes de dépistage des cancers existent mais beaucoup de personnes n’y ont pas recours. Afin de remédier à ces biais comportementaux, une communication ultra-efficace doit être utilisée pour influer sur les habitudes de chacun et briser l’image liberticide et contraignante de la prévention.
L’un des premiers axes sur lesquels devrait porter cette prévention est l’activité physique, et ce dès le plus jeune âge, afin de réduire la sédentarité et les maladies chroniques. Il pourrait être intéressant de lister les bonnes pratiques existantes dans le monde : équipements sportifs accessibles à tous en plein air, aménagements ludiques pour inciter aux modes de transport actifs, ou encore messages et conseils personnalisés.
La prévention est aussi, en complément de la redistribution, un moyen d’agir pour l’égalité des chances en matière de santé. Il a par exemple été démontré que la lutte contre le tabagisme améliore non seulement le niveau de santé globale d’une population, mais tout spécialement celui des plus pauvres.
Un autre levier discuté pendant l’atelier consisterait à élevé au titre de “biens publics mondiaux” ou “biens communs” la liste de l’OMS des 600 médicaments jugés essentiels afin de les rendre accessibles à tous. Cette notion de bien commun permet d’éviter les polémiques et blocages liés aux demandes de gratuité ou de levée des brevets et entraîne l’accessibilité à ces médicaments partout, pour tous les gens qui en ont besoin.
Le dernier levier qui a été discuté concerne le maintien du financement de la recherche publique pour permettre les innovations de santé.
Les points d’attention
La redistribution reste un levier important pour assurer l’amélioration de la santé via les systèmes de santé et de couverture sociale. Pourtant, les segments les plus pauvres de la société restent insuffisamment protégés et le poids de la protection repose de plus en plus fortement sur les classes moyennes. Or, les tendances montrent que ces dernières tendent à s’appauvrir. Il existe donc un risque d’accroissement des inégalités sociales, et donc des inégalités de santé. Comme indiqué en introduction, il n’existe pas de progrès linéaire et des retours en arrière peuvent se produire. Afin de se prémunir d’une telle éventualité en France, un nouveau contrat social doit être recherché pour investir à nouveau en faveur des segments les plus pauvres et avoir un système plus égalitaire, rééquilibré, avec une meilleure redistribution des richesses.
C’est une nécessité d’autant plus cruciale qu’elle s’inscrit au cœur de ce que l’un des chercheurs qualifie de triangle d’impossibilités. Il se base pour cela sur les travaux de Francesco Vona qui cherche à concilier trois objectifs qui paraissent mutuellement exclusifs : la croissance économique, la transition énergétique et la justice sociale. Les recherches de Vona suggèrent qu’il faut ainsi des mécanismes de redistribution assez complexes pour maintenir des incitations en faveur de la transition tout en préservant les conditions de vie des ménages (par exemple, des mesures sur le logement, qui constitue un poste de dépense essentiel, peuvent être à envisager).
Enfin, le dernier point d’attention qui a été identifié sur les questions de santé fait écho directement aux discussions sur l’éducation et la nécessité de développer l’esprit critique. Il s’agit d’une inquiétude exprimée par les chercheurs, principalement dans le domaine médical, sur les risques liés à la désinformation, au populisme et à l’anti-science. Ce propos rejoint le constat porté par WePlanet France – Les Ecohumanistes, à l’origine non seulement de ces ateliers entre chercheurs mais également de nos actions de communication grand public pour une meilleure connaissance de la démarche scientifique et du rôle de la connaissance dans la société.